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5 février 2021 à 03:25:34
TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN | DU 2 AU 8 NOVEMBRE 1987 | Par GUY LABERTIT
URSS: UNE NOUVELLE REVOLUTION ?
Guy Labertit, secrétaire national adjoint du PSU, était à Moscou voici quelques semaines. II raconte. Et I'on comprend mieux I ampleur et les e111eux de la perestroika (restructuration) lancée par Mikhail Gorbatchev.
Conversation téléphonique : «Tu as lu cet article dans la Pravda ?» Réponse : « Tais-toi : ce sont des choses dont on parle au téléphone », Celle histoire drôle que l'on se raconte dans le Moscou de la glasnost et de la pcrestroïka se suffit à elle-même. Il se dit. il s'écrit des choses qui auraient coûté. il y a peu des années de camp de travail. Soume libérateur pour les intelectuels: « On se sent bien, on peut débatre» me confie Lila dans son appartement en réfection de la Kalinine Prospect.
Mais elle nuance : « L'équipe de Gorlmtchev conduit unrouleau--compresseur jusqu'au sommet de montagne: s'il n' y parvient pas. il nous ècrasera tous en dégringolant. Rien à voir avec la période Khrouchtchev et à la dèstabilisation ,» . souligne-t-elle. Communiste de toujours dissidente bien sûr.
elle me parle de l'irnmence espoir mais aussi de l'angoisse qui l'habitent aujourd'hui,
Tous comptes faits - l'expression s'impose ! - la société soviétique. jusque-là politiquement plongée dans une indifférente torpeur. ne manquait pas de bases populaires du reste. l'échelle des
salaires en vigueur surprend le visiteur occidental : 100 à 150 roubles pour les employés ; jusqu'à 200 roubles pour les enseignants, ingenreurs ou médecins; 250 à 300 roubles pour un ouvrier moscovite. Si l'on ajoute à cela les arrangements divers. la machine sociale tournait dans une opacité pesante.
Vous avez dit
une grève?
La perestroïka s'attaque aux rouages de ce système reposant sur la combine, les trarics, les pclils privilèges ... Elle fait peur. Pour l'heure, l'expression se libère mais l'homme de la rue s'en sort moins
bien. Il faut mieux travailler, dit-on officiellement. Mais la remise en cause des bases de rémunération. La révision de la rèpartition des primes en fonction des contrôles de qualité. de la participation active. sont mal acceptées par des travailleurs rompus aux seules méthodes administratives.
Dangereux de raire craquer ce moule de l'indifference ! El la grève des chaurreurs de bus de Tchékov, à soixante-dix kilomètres de la capitale. rapportée par l'édition du 20 septembre des nouvelles de Moscou sous le titre : « Vous avez dit une grève ? » réflète les difficultés de
l'apprentissage de la responsabilité. Paradoxalement. la manifestation de ces mécontentements. rendue possible par une expression plus libre sert d'argurments aux plus conservateurs au sein de
l'appareil d'Etat.
La limitation de la consommalion de vodka est un motif de grogne d'une toute autre nature. mais non négligeable comple tenu les habitudes quotidiennes passées. La lutte contre l'alcoolisme n'est pas vraiment populaire. La bouteille de vodka que l'on peul acheter avant 19 h. au terme de longues files d'attente dissuasives se vend clandestinement jusqu'à 25 roubles dans les taxis la nuit.
L'initiative privée? Le jour de mon arrivée à Moscou. je suis surpris de voir les passants faire du stop en pleine capitale. Les voitures qui s'arrêtent sont des taxis. Sans compteur. On négocie le prix de la course. Deux jours plus tard, notre difficile recherche d'un restaurant susceptible de nous accueillir - j'étais en compagnie d'un ami africain étudiant depuis cinq ans à l'université Palricc-
Lumumba - nous a coûté dix roubles !
Trés peu de cafés à Moscou. Longue attente et consommations rapides : le mythe du café pouchkine s'effrondre. Quelques vastes mais trop rares restaurants. Ce mème soir il nous faut prés d'une heure et demie de palabres pour occuper peu avant 22 h un coin de table au restaurant Prague... où j'avais déjeùné quelques heures auparavant dans un salon discret et cossu du troisième étage avec des officiels.
Quelques restaurants s'ouvrent à lïniliative de coopératives privées. Ce type de coopérative existe en matière de réfection d'appartement. Lila m'explique que les travaux entrepris chez elle lui reviennent à 600 roubles en recourant au travail au noir et 1 500 roubles si elle s'en remet au service de ces coopératives : elles doivent reverser 46 % de taxes. Le secteur informel a encore les
reins solides.
Faisant le coin de la rne Gorki. séparé des 17 vestias par la place Pouchkine. se dresse le siège sobre et imposant des Nouvelles de Moscou journal trés dinicile à trouver tant est grand son succès. On me l'avait dil réservé aux lecteurs étrangers: il lire à un bon million d'exemplaires. Au pied de
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PORTE OUVERTE
POUR LE SOMMET
Après la visite de George Shultz à Moscou. on redoutait un coup de frein sur le chemin du désarmement. Avec le voyage à Washington d'Edouard Chevarnàdze, la route est, à nouveau, dégagée. le ministre des Affaires étrangères de l'URSS devait apporter à Ronald Rèagan une lettré
de Mikhaïl Gorbatchev qui doit ouvrir - définitivement, on l'espère - la porte du sommet soviéto-américain et permettre la signature de l'accord sur la casse des euromissiles. Le reste - guerre des étoiles compris - viendrait après, C'est-à-dire à l'occasion d'un autre sommet qui pourrait avoir fieu en 1988.
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l'immeuble où l'hebdomadaire est affiché se succèdent des grappes de lecteurs assidus.
Son très dynamique cl caustique rédacteur en chef Yégor Yakovlev, col roulé, cheveux poivre et sel, nous parle du laborieux apprentissage de la démocratie par les journalistes. «On ne peut, dit-ilaller au lit s'endormir muet cf se réveiller en bavardanmt ! » Scion lui la liberté de presse est proportionnelle à la préparation professionnelle du journaliste
Friand d'idées nouvelles, il a proposé, lors d'un récent séjour aux Etals-Unis. des échanges de journalistes. Il évoque la publication récente de nouvelles ou de pièces interdites ; Lila s'était réjouie de la sortie de films au placard depuis quinze ans.
L'exposition Chagall, à l'occasion du centenaire de sa naissance, crée, dés le petit matin à l'entrée du musée des Beaux-Arts Pouchkine, de longues queues rappelant le Musée d'Orsay ou le
Grand Palais. Un escalier monumental et, au bout de la salle principale, éclate sur fond blanc la trés aérienne Promenade peinte à l'époque de la révolution d'Octobre. « Nous ne connaissions pas Chagall», litre un critique. Retour posthume à Moscou du peintre dans toute son universalité.
Promenade rapide en voilure - une Volga - dans la ville. Larges perspectives rectilignes. Pas de squares mais omniprésence.des arbres. L'impression de traverser une forêt qui glisse vers le roux en cet automne. Au-delà des arbres, on entrevoit des entassements d'immeubles qui rappellent les mornes banlieues parisiennes.
Les loyers sonl dérisoires, que vous habitiez au centre ville ou dans ces grands ensembles. Pour 5 600 roubles moins que le prix d'une voiture - un citoyen soviétique peut acquérir cette appartement
lorsque sa candidature a été retenue par une coopérative dans le quartier de son choix. Un accompagnateur signale que certains appartements valent le double.
Le rock
en pleine rue
Surplombant les méandres de la Moscova et le stade olympique Lénine, se dresse l"universilé-cathédrale, une des sept bàtisses de ce style, édifiées sous Staline, tout autour de la capitale. L'accès à l'université esl difficile : les épreuves sont Ires sélectives. Un de mes interlocuteurs me dit engager 300 roubles par mois de leçons particulières pendant la période précédant les examens.
Fin d'après-midi dans un parc de la périphérie. Au pied d'une scéne maintenant désertée par l'animatrice et l'accordéoniste de vieux médaillés portant chapeau mou dansent avec application.
Puis jaillit un rock mobilisant l'énergie de tous: des adolescentes lointaines feignant l'indifference aux couples déjà murs cl soudain débridés. Une ambiance provinciale.
Le lendemain, la rue piétonnière d'Arbat. hordée d'anciennes maisons du 19 ème vertes ou roses pastel, offre une image nouvelle de Moscou « là, on joue de la démocratie», dira assez sévérement
noire interpréte, grande admiratrice de Pouchkine dont elle nous fera visiter la maison-musée sise dans cette rue.
Chanteurs, peintres, dessinateurs suscitent l"attroupement de passants séduits. Mais, dans un entretien officiel, le « camarade Zagladine » résidant non loin de là, ne manquera pas de suggérer.
d'un ton badin, quïl faudrait mettre un peu d'ordre car la rue tend à devenir inaccessible aux gens qui l'habitent. L'aurait et la peur du nouveau. «Ces dis Terences sont positives» a-t-il souligné, sans préciser que reste à vaincre la peur.
Guy LABERTIT