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17 novembre 2020 à 14:45:16

| cairn.info | Karthala « Politique africaine » | 2017 | par Guy Labertit

Le militant, la France et l'Afrique

Roland Marchal : Je voudrais d’abord qu’on parle de votre trajectoire militante. Comment la question de l’Afrique a-t-elle fait partie de vos différentes périodes d’engagement ?

Le militant, la France et l'Afrique

Guy Labertit : Mes premières solidarités, amitiés et contacts avec les Africaines et les Africains, c’était en 1968-1969. Je suis rentré dans la vie syndicale et politique en 1968. J’ai 19 ans à l’époque et je suis à Bordeaux – le lieu n’est pas anodin. Je suis militant à l’Unef [Union nationale des étudiants de France, syndicat étudiant de gauche] et je suis chargé des relations avec les organisations internationales. Je noue des contacts avec la Fédération des étudiants d’Afrique noire et il y a de très nombreux militants africains à Bordeaux de par leur rapport structurel avec les universités françaises. Je suis en contact avec une génération très bouillonnante, encore très pleine du rôle historique qu’ils ont joué dans les années cinquante, et qui maintient des mots d’ordre forts, disant que les indépendances africaines étaient des indépendances formelles, qu’il s’agit de conquérir les vraies indépendances.


3 Je suis donc militant syndical, associatif, je participe à différents comités de soutiens. J’ai participé à la première manifestation en 1970 contre l’intervention française au Tchad, qui avait débuté en 1968. C’est ce que j’appelle ma période « comités », en direction de différents pays d’Afrique mais aussi des DOM-TOM.


4 Ensuite, j’ai des contacts au Cedetim [Centre d’étude du tiers monde, une association anti-impérialiste], et cela va se concrétiser à travers une revue, Libération Afrique. C’est une période qui s’étend entre fin 1978-1986. On continue sur le même mode dénonciatoire de la Françafrique – le mot n’était pas encore aussi popularisé à l’époque. 1981. Les socialistes arrivent. Je me souviens avoir écrit des éditoriaux qui n’étaient pas tendres pour Jean-Pierre Cot [ministre de la Coopération nommé par François Mitterrand en 1981]. Il faut dire que peu de gens trouvaient grâce à nos yeux. J’ai été plus prudent ensuite en signant un éditorial intitulé « L’aventure ambiguë ». C’est peut-être le début d’un parcours.


          5 Dans cette période, le débat sur l’Afrique est inexistant dans les partis politiques de  

             gauche. L’Unef n’existe plus au niveau des étudiants, les grands syndicats ont d’autres  

             problèmes, et au niveau des grands partis ?


6 Au PS, il y avait une vraie réflexion sur l’Afrique. C’est d’ailleurs Lionel Jospin qui animait la commission Tiers-monde et cette commission était très radicale, en particulier pour l’Afrique : la fin des bases françaises, un vrai code éthique pour les multinationales françaises, etc. Mais après 1981, lorsqu’on va passer à l’exercice pratique, on n’est pas dans la continuité. Jean-Pierre Cot a vite été évincé : il a tenu 18 mois seulement, car il représentait une alternative qui était insupportable pour les potentats d’Afrique. Là où il y a eu rupture, c’est par rapport à l’Afrique du Sud et l’Afrique australe. On a eu une droite française très pro-apartheid, que ce soit de Gaulle ou Giscard, et il y a eu une vraie rupture avec Mitterrand.


7 Dans ce Parti socialiste, il y a surtout des experts, des universitaires, comme Jean-Pierre Raison, Jean-Louis Triaud, qui sont des analystes de talent. Mais combien pèsent-ils face à Guy Penne [conseiller aux affaires africaines du président Mitterrand de 1981 à 1986], qui est très peu introduit sur les questions africaines ? Il a été choisi plutôt pour son appartenance à la Convention des Institutions Républicaines – et à la franc-maçonnerie, parce que le rapport entre la France et les États africains sont très marqués par cette dimension, c’était une réalité historique depuis l’École de la France d’Outre-mer. L’approche est très transversale : à droite ou à gauche, on pense toujours « intérêts français ».


8 C’est à cette époque, en 1982, que j’ai croisé Laurent Gbagbo, dans un débat sur la littérature africaine. À l’époque, il est connu pour son activité syndicale dans son pays, et il vient d’arriver en exil en France. Il affiche une grande ambition pour son pays dès cette époque et il veut un statut de réfugié politique en France. Ça gêne beaucoup Mitterrand et la nomenklatura, qui lui proposent de prendre la nationalité française. Il refuse : « Je suis en France en exil, je veux faire la démonstration que mon pays n’est pas un pays démocratique, cet espèce d’eldorado sous l’autorité du grand sage ». On lui refuse son statut de réfugié. Les gens pensent que présenter la Côte d’Ivoire comme une dictature, c’est un peu excessif. Le manque de solidarité du PS était visible. Les rares contrats qu’il pouvait obtenir avec l’ACCT sont brisés, sur intervention du gouvernement ivoirien… Il a finalement logé chez moi cinq ans et demi. On parlait quotidiennement et c’est peut-être ces discussions qui m’ont conduit à adhérer à un parti – pas au PS, car mes convictions étaient plus radicales : j’adhère au PSU [Parti socialiste unifié], en 1984, parce qu’Huguette Bouchardeau, la dirigeante du parti, est ministre, donc ça me sort un peu de cette période « comités » et je commence à rentrer dans la politique. Comme il n’y a personne au PSU, je monte très vite. Je suis pointu sur le continent africain jusqu’en 1986. Puis j’arrête le journal Libération Afrique et je deviens plus généraliste, mais je garde mes réseaux de solidarités, d’amitiés militantes.


9 En 1990, le PSU a fermé. Mon idée, c’est plutôt d’aller vers les Verts, mais au plan international, les Verts, ce n’était pas un bon canal. J’avais tout de même des contacts avec le PS et son secrétariat national, essentiellement sur la question ivoirienne. En 1990, à son retour en Côte d’Ivoire, Gbagbo se présente [aux élections] et il fait 18,9 %, ce qui étonne beaucoup au PS, qui s’intéresse plus souvent au Parti ivoirien des travailleurs [un petit parti socialiste ivoirien] qu’au FPI [Front patriotique ivoirien, parti de Laurent Gbagbo]. À l’époque, Jean-Louis Triaud, qui était alors le rapporteur spécial pour l’Afrique du PS, me téléphonait régulièrement, pour me dire de venir. J’ai décidé de franchir le pas en avril 1991. J’entre tout de suite dans le secrétariat international dirigé par Pierre Guidoni et mon sort est de travailler sur l’Afrique, en particulier sur la Côte d’Ivoire et la Guinée Conakry. Gérard Fuchs succède à Guidoni en juillet 1991, et je suis plus écouté, ce qui me vaut de devenir rapporteur spécial à la place de Jean-Louis Triaud qui s’en va pour raisons professionnelles. Je travaille sur divers sujets, dont l’Afrique subsaharienne. Je suis confirmé en 1993. Je suis resté Délégué national à l’Afrique jusqu’en octobre 2006.


          10 Un mot sur le Rwanda. Lors du génocide, en 1994, le PS a été extraordinairement 

                silencieux. Plus tard, quand il y a eu la mission d’information, cette mission n’avait-elle pas  

                autant pour but d’éclaircir que d’obscurcir une réalité et des engagements français dans 

                l’histoire du génocide ?


11 Je n’ai pas du tout eu l’impression d’être silencieux. Quand il y a eu la mission d’information parlementaire, quand je leur ai apporté la position du Parti socialiste pendant le génocide, ils étaient stupéfaits : « ah bon, on a dit ça ? » Quand vous êtes au pouvoir, le parti ne compte pas. Ce qui est médiatisé, c’est ce que dit Mitterrand ou ce que fait le ministre – c’est ça, les socialistes. Moi, mon critère, c’était le critère politique démocratique. Il y a énormément de Hutu qui ont été liquidés ; je ne disais pas les Hutu « modérés ou radicaux », je disais « ceux qui se battent pour la démocratie » ; 50 % de la direction du Parti social démocrate, des Hutu, y est passé ! Quand les universitaires qui se tournent vers moi et lisent ce que j’ai écrit quand j’étais délégué national, et les communiqués des secrétaires nationaux, on est complètement en divergence avec ce qu’avançaient le gouvernement français, l’Élysée.


          12 Peut-on parler de l’expérience du pouvoir, de cette période 1997-2002 ?


13 Moi, j’avais fait le cadrage pour une nouvelle politique de la France en Afrique, qui s’appelait « Pour un partenariat nouveau avec l’Afrique qui bouge ». C’est une période de cohabitation, mais ça ne nous permet pas de botter en touche. Je considère que Jospin a tracé deux sillons : la réforme de la coopération et la rupture avec l’interventionnisme militaire.


14 Sur la coopération, j’ai toujours pensé qu’il fallait une réforme, qu’il fallait dépasser cette dichotomie entre le chef de mission et l’ambassadeur. Mais ceux qui l’ont faite l’ont fait sans vision politique, ils ont banalisé les rapports avec l’Afrique, ce qui est une erreur. La France est membre du conseil de sécurité, et si elle l’est, elle le doit à sa position d’ancienne puissance coloniale. Le problème des socialistes, ce n’était pas d’en être honteux mais de transformer les liens. Chez les socialistes, vous avez l’école de la repentance (« nous nous écartons de cet objet, de ce continent où nous avons tant pêché »), donc on banalise et on s’en va, etc. Il y avait une petite école d’hyperréalistes qui continuait de fonctionner, qu’on soit de droite ou de gauche, façon Foccart. Et puis il y a ceux – je m’y situe – qui pensent qu’il faut toujours un rapport politique fort et un rapport nouveau. Jospin a fait la réforme dans l’esprit d’un rapport nouveau, mais les choix budgétaires ont fait que c’est devenu un rapport affaibli au continent africain ; beaucoup ont considéré que la gauche lâchait l’Afrique, ce qui était une erreur fondamentale.


15 Sur la deuxième question, c’est moins indiscutable : Jospin a voulu rompre avec l’interventionnisme militaire en Afrique. Jospin est Premier secrétaire du PS quand la France intervient en Centrafrique fin décembre 1996 et janvier 1997, on est à six mois de l’élection. Je me souviens de son discours très fort du 6 janvier 1997. Il dit : « L’armée française n’a pas à effectuer d’opérations de police en terre africaine ». Il se démarque, il attaque très fort, jamais personne ne l’avait fait et je me souviens de coups de téléphone d’Afrique qui me disaient : « Vraiment, il faut féliciter Jospin, mais on espère que, quand il sera Premier ministre, il gardera cette position ». Et ça s’est vérifié. Jospin forme son gouvernement le 2 ou 3 juin [1997] et ça éclate en Centrafrique et au Congo-Brazzaville. Au Congo, le conseiller défense de Jospin m’appelle et me demande : « alors, qui on soutient ? ». J’étais très désemparé, parce que Pascal Lissouba était le président élu, mais il amenait son parti dans le mur, et il avait violé la Constitution dont il se réclamait ; il a ouvert la porte à la reconquête par les armes de Sassou. Le PS ne pouvait pas appuyer une reconquête militaire du pouvoir par Sassou, dont on savait qu’il avait une amitié très forte avec Jacques Chirac. La non intervention au Congo – il y a une opération d’évacuation, c’est tout – a été le fruit d’une volonté de non interventionnisme de Jospin d’un côté et, de l’autre, de l’amitié de Chirac, qui était enchanté que la France n’intervienne pas pour soutenir Lissouba.


16 Ensuite, la Côte d’Ivoire. Bédié est déjà au bord de la lagune, dans un zodiac. L’Élysée, Dupuch veulent que Bédié soit réinstallé. Et au niveau gouvernement, on dit « non ». Si on intervient, ça va être meurtrier pour la communauté française – car c’est un enjeu également. Il y a eu un vrai affrontement sur la non intervention. Mais ça ne veut pas dire abandon. On l’a vu en RCA : d’abord Jospin a joué pour une force interafricaine, dont on pourra reprocher les exactions. C’est une position politique nouvelle. Après, on est passé à la Minurca [Mission des Nations unies en République centrafricaine]. Jospin a donné les preuves qu’il voulait traiter ces questions d’une façon nouvelle.


          17 Comment justifier le maintien des bases ? Les troupes au Tchad ?


18 Moi, j’avais plaidé pour un reformatage complet, trois points d’ancrage, et non plus sept ou huit. Le Sénégal, Djibouti et l’Afrique centrale. Le reste, ça ne sert à rien. Épervier [nom de l’opération française déployée au Tchad initialement contre la poussée libyenne], force provisoire depuis 1986, ça devrait pousser à réfléchir. Le spectre libyen a disparu… On proposait le reformatage des bases et la transformation des missions. Je sais qu’on en a beaucoup ricané, avec Recamp [Renforcement des capacités africaines de maintien de la paix, programme français de soutien aux armées africaines engagées dans le maintien de la paix mis en place en 1997]… On était dans une situation de cohabitation. La question des bases était sensible. Jospin a essayé d’impulser une politique nouvelle, mais au ministère de la Défense, c’était le débat qu’il ne fallait pas ouvrir.


19 On ne peut plus fonctionner avec des accords bilatéraux dans le domaine de la sécurité. Il faut fonctionner au plan régional, avec l’Afrique et avec l’Europe – pas avec tous les pays, mais avec quelques pays intéressés. Avec la Grande-Bretagne, ça va être compliqué. Mais on peut fonctionner avec les Belges ou avec les Portugais, et en dialogue avec les pays africains. Jospin a voulu aller fort dans ce sens-là, mais il y a eu un frein fort du côté de la Présidence.


          20 Quand elles veulent intervenir, les puissances occidentales y vont, en se moquant des  

               organisations régionales et internationales. Et puis les organisations régionales mettent    

               en  œuvre des politiques très contestables. Et l’on voit comment des acteurs non-africains  

                impulsent des initiatives…


21 Ce sont toutes les illusions véhiculées par des termes comme « gouvernance mondiale » et « communauté internationale ». La communauté internationale, ça n’existe pas. Qui est-ce qui fournit la réflexion au Conseil de sécurité ? C’est ce qu’on appelle pudiquement la « puissance intéressée ». La France, dans la crise ivoirienne – et c’est là l’habileté de Chirac – a fait endosser sa politique par l’Union africaine et l’Onu : c’était difficile de dénoncer le face-à-face postcolonial franco-ivoirien. En réalité, c’est la France qui continue de ramer fort au niveau de l’Onu. C’est quand même Jean-Marc Rochereau de la Sablière [l’ambassadeur de France à l’Onu] qui fait tous les projets de résolution.


22 Pour moi, le président Gbagbo est le premier président d’Afrique qui fait de la vraie résistance, et il a bien vu que les organisations sous-régionales, la Cedeao, etc., combien la majorité des chefs d’État était encore assujettie à la France. C’est miraculeux que quelques chefs d’État aient balancé en faveur du dialogue direct [en RCI]. Au départ, Mbeki [le président sud-africain, qui a joué un rôle de médiation en RCI] est très proche des thèses d’Alassane Ouattara, et il voulait de nouvelles élections. Mais il a vu le vrai jeu et quand il a fait son rapport, ça n’a pas plu à la « puissance intéressée » [la France], donc on a dit que c’était une impasse.


23 Je voudrais revenir sur le Tchad. En 2001, j’ai fait un papier. Je parlais des dangers d’une « dérive », ce qui est extrêmement modeste. Les autorités tchadiennes ont d’ailleurs fait dire à l’ambassade que j’avais passé la ligne jaune. Je parle d’Épervier, je dis que ça ne sert à rien, sinon à défendre les intérêts corporatistes de l’armée. Je crois savoir que le chef d’état-major, interrogé sur ce texte, avait dit : « je pense qu’il n’est pas très loin de la vérité ».


           24 Sur 1997-2002, sur les revendications démocratiques, on a l’impression que les exigences 

                 n’ont pas été très fortes, ni au Quai d’Orsay, ni chez le Premier ministre…


25 Les cabinets se forment en 1997. Moi, je constate que je reste chez moi. Je ne sais pas si j’aurais pu vivre en cabinet… Heureusement que j’ai eu des relations directes au niveau [du ministère] de la Coopération. Au niveau des Affaires étrangères, je voyais régulièrement Georges Serre. Mais du côté de Lionel Jospin, j’ai fait passer beaucoup de notes en dehors des conseillers diplomatiques, qui ne les auraient jamais transmises. Un mois avant les élections, Émile Boga Doudou, qui va devenir le ministre de l’Intérieur en Côte d’Ivoire, rencontre le conseiller Afrique de Jospin, qui lui dit : « Gueï [qui a pris le pouvoir par un coup d’État en 1999] va être réélu. Circulez, y’a rien à voir. » Boga Doudou me dit : « si Lionel doit avoir des conseillers Afrique pour ça, ça n’est pas la peine qu’il en ait ». Il y a un problème dans l’entourage. Ils sont tous pareils, ils ont tous la même formation. Sous Jospin, on a atteint le summum, il fallait montrer ses diplômes. Moi, je devais être habile pour faire monter mes notes jusqu’à lui.


          26 Vous quittez vos fonctions au PS en octobre 2006. Pour beaucoup de gens, ce départ est  

                 lié à vos prises de position minoritaires sur la crise ivoirienne. Pouvez-vous revenir sur la  

                 Côte d’Ivoire, comme militant politique et comme ami de Laurent Gbagbo…


27 Moi, j’ai été délégué national depuis 1993, et bien après tout ce qui s’est passé en RCI, j’ai été reconduit. Si j’avais été aussi isolé qu’on l’a dit, je serais passé à la trappe. Sur la Côte d’Ivoire, il y a un grand doute dans le PS, beaucoup de divisions. François Hollande a dit que Gbagbo était infréquentable. François Loncle a toujours eu des positions très prudentes et [Charles] Josselin et [Henri] Emmanuelli aussi. Moi, j’ai été présenté comme l’aveugle de service. J’ai connu Gbagbo personnellement. Mais au plan politique, le FPI a pesé dans la vie de l’Internationale socialiste. Ça a été le premier parti africain qui était réellement social-démocrate. Quand Gbagbo a été élu, il a pris trois axes : l’école, la santé et la modernisation de l’État. Et il a accompli des choses. Si j’ai maintenu ma position, ma boussole, c’était la perspective historique. Gbagbo a mené une bataille de plus de trente ans, sans jamais prendre les armes, alors qu’il y avait des velléités dans son parti. Quand on a fait ce parcours-là et qu’on y arrive, ce n’est pas pour lâcher immédiatement le pouvoir. Il a essayé de tenir la crête de ses engagements. Son accession au pouvoir n’était pas digérable par l’establishment franco-africain et par certains chefs d’État africains. C’est un contre-exemple, c’est un intellectuel, il en a beaucoup trop dit et certains de ses homologues lui en ont beaucoup voulu. Notre bouillant président a, lui, des relations privilégiées avec ces homologues. L’alliance s’est rapidement scellée. Le président [burkinabè] Compaoré a une ambition au-delà de son pays, et il sait que sa capacité d’influence sera d’autant plus forte que son lien avec celui qui dirige la Côte d’Ivoire sera fort. Il y a eu une convergence entre Compaoré et le projet de la France, qui voulait avant tout éviter Gbagbo. Pour Chirac, la Côte d’Ivoire, c’est encore Houphouët-Boigny. Ce qui a été sous-estimé en France, c’est l’ancrage populaire de Gbagbo. Le problème des patriotes, c’est celui du rapport des jeunesses africaines à l’ancienne puissance coloniale : ils ne comprennent pas que des Blancs viennent, quinze ou vingt ans après les indépendances, leur dicter ce qu’il faut faire. Et que les gens aiment ou non Gbagbo, il incarne ça.


          28 Et comment voyez-vous le débat franco-français à propos de la Côte d’Ivoire ?


29 Pour la Côte d’Ivoire, il y a une nette césure en 2002. Tant qu’il y a le gouvernement Jospin, les relations sont bonnes. Pour la période d’octobre 2000 à mai 2002, il y a une volonté d’accompagnement pour la restauration des circuits financiers internationaux qui marche plutôt bien, mais il y a déjà une relative indifférence par rapport à la question militaire. Quand Gbagbo vient en visite privée en juin 2001 à Paris, il pose le problème de la coopération militaire, et dit que les cinq Alpha Jets font partie du matériel qui doit être entretenu. Il a demandé à la France de les remettre en état. Le Président a fait passer ça au ministre de la Défense, et il lui a été répondu : « mais vous savez, monsieur le Président, c’est cher ». Quand il y a le gouvernement de droite, c’est le début de la fin. Je pense qu’il y a réellement une volonté de le déstabiliser. Gbagbo avait averti Chirac qu’il y a des camps d’entraînement au Burkina Faso, des déserteurs se structurent là-bas, et Chirac lui répond que Blaise [Compaoré] ne peut pas faire de mal à une mouche. Fondamentalement, la droite, qui a de nouveau toutes les manettes, va pourrir la vie de Gbagbo. Quand il est à Rome, lors du coup d’État, on ne l’encourage pas beaucoup à rentrer en Côte d’Ivoire, on lui suggère plutôt de venir se reposer en France, ce qu’il n’a heureusement pas fait. À partir de ce moment-là vont se déchaîner au plan médiatique les flots anti-Gbagbo. Ça va beaucoup marquer des membres du PS particulièrement sensibles aux médias.


          30 Le PS a pourtant l’habitude d’être critiqué pour ses positions…


31 Tant qu’on le présente comme non différent des autres, tant qu’il fait sa réforme de l’AMU [Assurance maladie universelle], ça va très bien, mais quand on commence à dire Gbagbo a des escadrons de la mort… Ça culmine quand Le Monde titre : « Les escadrons de la mort de Laurent Gbagbo », le 7 février 2003. J’ai beaucoup travaillé pour qu’il y ait une mission du PS en Côte d’Ivoire. On y est allés, on a même voulu qu’il y ait les plus hostiles à Gbagbo, notamment Éric Besson. Il y avait Josselin, Emmanuelli, l’ancien ministre des DOM-TOM, Christian Paul, assez hostile, Régis Passerieux, franchement hostile, puis Philippe Corderie et moi. Donc on a fait la mission et quand on revient au Bureau national [du Parti socialiste], ça part dans tous les sens. Éric Besson est de la même circonscription que Renaud Vignal [proche du PS, ambassadeur de France en RCI entre 2001 et 2003, il avait eu des relations difficiles avec le président Gbagbo], et il est d’autant plus influent qu’il est le mari de Sylvie Brunel, l’ancienne présidente d’AICF [l’ONG Action contre la faim]. Tout ça pénètre beaucoup les milieux socialisants ou de gauche : « Gbagbo est un dictateur dont le pouvoir repose sur des milices fascistes », ce sont les termes qu’il a employé au Bureau national. À partir de là, Hollande a un peu peur, et il ne veut plus qu’on parle de la Côte d’Ivoire. Il y avait des éditoriaux : « Le PS peine à se démarquer de Gbagbo ». Aller à contre-courant sur cette affaire qui faisait tous les titres des journaux, c’était difficile.

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