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8 février 2021 à 15:22:39

TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN | 13 juin 1992 | Par GUY LABERTIT

CÔTE-D'IVOIRE : UN POUVOIR AUX ABOIS

Le 16 juin prochain à Abidjan, seront jugés, en appel, quatorze démocrates ivoiriens dont le chef de file
de l'opposition, le député Laurent Gbagbo. Un procès dont l'issue sera lourde de conséquences en
Afrique comme à l'étranger.

CÔTE-D'IVOIRE : UN POUVOIR AUX ABOIS

      Plutôt banal diront certains, blasés par une actuahte airicame souvent tragique. Mais le traditionnel rayonnement politique et économique de la Côte-d'Ivoire, en Afrique, l'image encore positive du vieux chef d'Etat, Houphouët-Boigny, président depuis 1960, et de son régime - qui ne s'est pourtant ouvert au multipartisme qu'en avril 1990 sous la pression de la rue - soulignent l'enjeu de cet événement. La Côte-d'Ivoire bénéficie du soutien indéfectible de Paris qui a fait de ce pays le premier bénéficiaire des concours financiers publics de la France : plus d'un milliard de francs français en 1991

comme en 1990 !


      En fait, la situation politique est bloquée en Côted'Ivoire et la démocratie suspendue. Le chef d'Etat réside en Europe depuis le 2 fevrier 1992, obligeant depuis plus de quatre mois son Premier ministre à d'incessants allers-retours. A plus de quatre-vingt-six ans officiels, et en dépit des rumeurs circulant sur son état de santé, c'est lui qui continue de diriger fflitablement les affaires du pays, de Paris ou de Genève. Il préside, à l'occasion, dans sa résidence privée suisse, tantôt le mini-sommet consacré au conflit libérien, tantôt lesnégociations mondiales sur le café et le cacao.


      Dans le même temps, près d'une centaine d'opposants, dont de nombreux responsables politiques et syndicaux, purgent des peines allant de un à trois ans de prison. C'est le cas du député Laurent Gbagbo et du président de la Ligue ivoirienne des droits de l'homme, René Dégni-Ségui, doyen de la facwté de Droit d'Abidjan. Ils ont été condamnés en mars dernier à deux ans de prison en tant que « roauteurs », (sic) d'actes de vandalisme commis par des « loubards » (1 ), le 18 fevrier, au

Palais de justice et dans le quartier administratif et commercial du Plateau, alors qu'ils participaient, à près d'un kilomètre de là, à une marche pacifique à l'appel du Front populaire ivoirien (FPI ), manifestation soutenue par l'ensemble des forces démocratiques.


      C'est également le sort qu'a subi le dirigeant de la Fédération des étudiants et des scolaires de Côted'Ivoire (FESCI), Martial Ahipeaud, isolé à la prison de Dimbokro, à l'intérieur du pays, où ses conditions de détention sont particulièrement éprouvantes. Les députés du FPI, pour leur part, ne siégent plus à l'Assemblée. Condamné à deux ans de  prison comme Laurent Gbagbo, Mollé Mollé, membre du bureau de l'Assemblée, a été violemment battu lors de son arrestation et a eu le nez fracturé. Pour que ces élus ne puissent bénéficier de leur immunité parlementaire, c'est le Premier

ministre lui-même, Alassane Ouattara. qui avait annoncè, au mépris de l'indépendance de la justice, qu'ils seraient jugés en « Oagrant délit ». Résultat : comme au temps du parti unique, les députés du PDCl·RDA (parti du président) siégeai sews, aprés le retrait tardif du député du Parti ivoirien des travailleurs.


      Le PDCI est du reste déchiré en de nombreux clans. La plupart de ses barons n'ont pas accepté que Konan Dédié, président de l'Assemblée nationale soit le successeur constitutionnel du président en cas de vacance du pouvoir. L'animateur du courant «rénovateur », Djéni Kobina, a demandé la libération des opposants tout comme le cardinal Yago, archevêque d'Abidjan.


CONTAINERS

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PLOMBÉS


      Le Premier ministre, tard venu sur la scène politique ivoirienne (il représentait jusqu'en 1985 le Burkina Faso dans les institutions internationales), n'a pas vraiment rétabli la confiance des investisseurs malgré l'annonce de son Plan de redressement. L'achat et l'aménagement de son luxueux domaine, désormais entouré d'un mur de huit mètres, à Cocody, au bord de la lagune, et le

déménagement en mars 1992 de ... 19,3 tonnes d'« effets personnels » d'une valeur de 2,5 millions de francs français de Rouen à Abidjan, en containers plombés franco de port (2), ne semblent pas en faire un modèle de vertu!


     Au sein de l'armée, traversée par des mouvements de contestation en mai 1990 et juillet 1991, si la haute hiérarchie reste attachée au clan Dédié, les jeunes officiers et la base ne sont pas insensibles à l'émergence des forces démocratiques. Le peu populaire général Robert Guéi, chef d'état-major, a dû constituer un corps spécial, la Fupac, chargé' des tâches de répression. C'est la Firpac qui a commis les exactions sur le campus de Yopougon, en mai 1991, et le refus officiel du président

ivoirien de sanctionner son chef d'état-major reconnu responsable par la commission officielle d'enquête, est à l'origine des événements de fevrier, lourds de sens pour l'avenir du  pays.


      En effet, le PDCI est en panne de candidat pour la présidentielle de 1995. Le successeur désigné, Konan Bédié, jalousé dans son parti et dénué de tout charisme n'a pas d'atouts suffisants et le Premier ministre Alassane Ouattara ne dispose d'aucune base politique et sociale. La candidature du secrétaire général du FPI, Laurent Gbagbo, déjà dans la course en 1990, est d'autant plus sérieuse que la paysannerie, base traditionnelle de l'actuel président, se détourne du PDCI. Dans cette

phase de transition, le PDCI n'avait pas écarté uoe stratégie de gouvernement d'union nationale lui permettant d'endiguer la montée de l'opposition.


      Le leader du FPI étant peu sensible à ces sirènes, les autorités ivoiriennes ont tenté pendant des mois de « criminaliser » son organisation, accusée de complots plus imaginaires les uns que les autres. Le 18 fevrier 1992, l'objectif des autorités était particulièrement grave : il s'agissait d'éliminer le chef de file de l'opposition qui n'a dû son salut qu'à la chance (près de lui une militante a été gravement blessée par balle) et au légalisme de jeunes officiers de gendarmerie lors de son

arrestation.


      Dès lors, une condamnation pouvait le priver de l'exercice de ses droits civiqués. Après les inacceptables verdicts de mars 1992 répondant à cet objectif, le FPI a évité le piége de la dissolution en respectant l'ioterdiction de manifestation de rue, mais a montré sa capacité de mobilisation en rassemblant le 1er mai plus de 15 0000 personnes au stade Champroux d'Abidjan dans le cadre de la 2è fête de la Liberté.


      Depuis les condamnations de mars, tout le monde parle de « grâce présidentielle » ou « d'amnistie » Une récente mise en scène de « demande de pardon » au président Houphouët-Boigny a fait long feu, ayant été dénoncée par le FPI dont trois députés avaient été débauchés ! Pendant trente ans, le chef d'Etat ivoirien a bâti un pouvoir sans partage en pardonnant ou grâciant les auteurs de complots imaginaires ...


      L'issue du procès en appel sera lourde de conséquences en Côte-d'Ivoire comme à l'étranger. Le Parlement européen a condamné les autorités ivoiriennes et interpellé la Commission des communautés européennes sur la question de la coopération avec la Côte-d'Ivoire. Si l'Etat français n'a pas changé sa ligne de conduite, le président de l'Assemblée nationale Henri Emmanuelli, le Parti socialiste et une trentaine d'organisations en France ont exprimé leur réprobation et demandé la

libération des détenus politiques ivoiriens.


      Depuis 1963, Abidjan, contrairement à tous les usages diplomatiques, n'a connu que deux ambassadeurs de France, Raphaël-Leygues (1963-1979) et Dupuch (de· puis 1979). En janvier 1992, le renvoi brutal, neuf mois aprés sa nomination, d'Alain Mauroy, premier conseiller de l'ambassade de France en Côte-d'Ivoire, qui entretenait des relations avec l'ensemble des forces politiques

ivoiriennes, a révélé la nature pour le moins discutable des liens d'Etat à Etat entre Paris et Abidjan.



Guy LABERTIT

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( 1) « Loubards » : jeunes souvent utilisés par le paiti au pouvoir pour ses oesses besognes.

(2) L'affaire a été révélée par Le NOIM:I Horizon du 8 mai 1992.

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